Bien des choses auraient pu mal tourner avec l'adaptation au grand écran du célèbre roman de Yann Martel, publié en 2001. Ce qui explique peut-être pourquoi cette histoire d’un jeune garçon à la dérive sur un canot de sauvetage en compagnie d’un tigre du Bengale – qui traite de thèmes profonds comme la religion, la famille, la nature et l’existence humaine – ait été développée, puis abandonnée par plusieurs grands noms d’Hollywood. Pendant près d’une décennie, des cinéastes comme M. Night Shyamalan, Alfonso Cuarón et Jean-Pierre Jeunet («Amélie») ont tenté de mener ce projet à terme, mais ce n’est qu’avec le réalisateur oscarisé Ang Lee («Brokeback Mountain», «Crouching Tiger, Hidden Dragon») que le film a finalement vu le jour.
«Life of Pi» est un film inspirant qui présente des plans visuels imaginatifs et qui pousse l’art de la 3D vers de nouveaux sommets. Le plus impressionnant, c’est ce qui se cache en-dessous : un fil narratif centré sur les personnages qui illustre les grandes idées du livre avec une tendresse inattendue.
«Life of Pi» voit grand. Grâce à la réalisation experte d’Ang Lee et au scénario solide de David Magee («Finding Neverland»), l’histoire du survivant évite les pièges d’un effort aussi ambitieux, sans jamais tomber dans le mélodrame excessif. Le film commence au moment où un auteur (Rafe Spall) rend visite à Pi Patel (Irrfan Khan), devenu adulte, dans sa maison au Canada, après avoir appris que cet immigrant originaire de l’Inde a vécu une histoire incroyable qui mérite d’être racontée. Le mot «incroyable» n’est peut-être pas assez fort.
Le jeune Pi (le novice Suraj Sharma) commence sa vie comme un enfant normal de Pondichéry, en Inde, où il grandit dans le zoo que possède sa famille, tout en tentant de s’adapter au monde qui l’entoure. Son principal problème, c’est la religion : son père ne supporte pas la foi et sa mère est entièrement dévouée à l’hindouisme, tandis que Pi, lui, voudrait un peu de tout ça. Il est hindou, il est catholique et il est musulman, et il voyage constamment entre toutes ces manières de penser. Lorsqu’il tente de nourrir le tigre du zoo, son père le réprimande pour avoir osé penser que la bête puisse avoir quelque chose qui ressemble à une âme. Il est clair que le fait de grandir dans un environnement aussi luxuriant a marqué la vie de Pi.
La passion du personnage principal envers le monde qui l’entoure offre à Ang Lee l’occasion de réaliser «Life of Pi » avec la vision d’un peintre. Presque chaque prise de vue est une composition exquise — des couleurs vibrantes au mouvement de la caméra, en passant par les différents niveaux de la 3D. C’est toujours vrai quand l’histoire de Pi s’aggrave. Affligée par des difficultés financières, la famille Patel charge ses animaux sur un navire afin d’aller s’établir à Winnipeg. Lors de la traversée de la fosse des Mariannes, dans le Pacifique, le navire est frappé par une tempête catastrophique qui le fait sombrer dans l’oubli (un désastre qui rivalise avec la destruction artistique du film «Titanic»). Pi et quelques animaux qui se trouvaient sur le bateau réussissent à s’en sortir sur un canot de sauvetage, mais le souvenir de leur vie passée est lentement englouti dans les profondeurs de l’océan. La scène est magnifique, mais Ang Lee n’oublie jamais l’impact que cet incident a sur la vie de Pi. Cela donne une bonne idée de ce à quoi on peut s’attendre du film.
L’essence de l’histoire est axée sur le conflit entre l’homme et les forces de la nature, comme on l’a déjà vu dans des films comme «127 Hours» et «Cast Away», mais dans un paysage plus terrifiant, et rendu avec une touche d’expressionisme. Pi se retrouve dans le canot de sauvetage avec un tigre du Bengale appelé «Richard Parker», ce qui réduit encore plus sa possibilité déjà très limitée de survivre. Mais il tient le coup, construisant un deuxième radeau avec des planches de bois et des gilets de sauvetage, mais sa survie est une bombe à retardement. Tout ce qu’il peut faire, c’est rester assis, pêcher, écrire et prier.
Pendant tout ce temps, Pi s’occupe aussi du tigre; leur relation fraternelle est au cœur de «Life of Pi». Suraj Sharma a du matériel difficile à interpréter pour ses débuts au cinéma, mais même dans les moments les plus faibles, ce sont des débuts fracassants. Au fil du temps, Pi se laisse emporter par la mer, cherchant la compréhension de son compagnon félin dont il s’occupe de plus en plus. Il s’agit aussi d’une performance très exigeante physiquement : le réalisateur exige toujours plus de son jeune acteur et celui-ci ne cesse de briller, même à travers les plus grandes vagues. Le tigre est lui aussi une merveille de la création numérique. Si le singe César dans «Rise of the Planet of the Apes» a marqué une étape importante, alors Richard Parker représente l’étape suivante. En plus du duo principal, le deuxième duo formé de Pi adulte et de l’auteur venu le rencontrer fonctionne à merveille grâce au talent naturel d’Irrfan Khan et de Rafe Spall. Leur conversation informelle est aussi dynamique que l’histoire incroyable dont ils sont en train de discuter.
«Life of Pi» a tout ce qu’il faut pour être un film idéal pour le temps des Fêtes. C’est tout simplement un film magnifique (tout film d’action vivante qui évoque des souvenirs de «La Grande Vague» d’Hokusai a quelque chose de bon). Mais Ang Lee transcende les films contemporains destinés au grand public grâce à un matériel d’origine dont l’aspect à couper le souffle met en valeur la portée du personnage. «Life of Pi» n’est pas un film ouvertement religieux, même si Pi s’identifie à toutes sortes de religions. Il parle du pouvoir que l’on a tous en nous, de la religion qu’on appelle l’humanisme. Il y a peu de tours de force aussi impressionnants que la survie. C’est ce qui fait de «Life of Pi» l’un des films les plus puissants de l’année.